Note : cet article extrait de “JFK/11 septembre – 50 ans de manipulation” est la suite direct des deux autres articles issus du livre, publiés précédemment sur stopmensonges :
La CIA et la Baie des Cochons (Extrait de JFK/11 septembre – 50 ans de manipulation)
Sur la lancée de son rapprochement avec Khrouchtchev, Kennedy tenta en 1963 de rétablir un dialogue avec Fidel Castro, dans l’espoir de régler les différents et normaliser les relations diplomatiques.
Mais la CIA travaillait à saboter ses efforts. C’est un fidèle de Dulles, Richard Helms, qui avait remplacé Richard Bissell comme Deputy Director of Plans, c’est-à-dire chef des opérations clandestines ; il tenait le
nouveau directeur nommé par Kennedy, John McCone, à l’écart des dossiers sensibles.
Fin 1960, Bissell avait contacté, par l’intermédiaire de l’émissaire de la Mafia Johnny Rosselli, les parrains Sam Giancana de Chicago et Santos Trafficante de Miami pour passer avec eux un contrat de 150 000 dollars sur la tête de Castro.
Helms reconduisit cet arrangement à l’insu de McCone, comme il l’admettra en 1975 devant la Commission Church.
Le Président, bien entendu, est aussi tenu dans l’ignorance, pour le motif, dira Helms, que « personne ne veut embarrasser un président des États-Unis en discutant de l’assassinat de dirigeants étrangers en sa présence (1) ».
Pour empoisonner Castro, Helms tente également d’utiliser certains de ses anciens compagnons déçus par sa conversion au communisme, mais encore capables de l’approcher.
Il charge le Technical Services Staff, une division de la CIA placée sous la direction du docteur Sidney Gottlieb (né Joseph Scheider, d’immigrés juifs hongrois), de développer un arsenal de poisons et gadgets à cet effet.
Le 29 octobre 1963, par exemple, Helms met en relation son adjoint Desmond Fitzgerald avec le Cubain Rolando Cubela, qui avait contacté secrètement la CIA pour trahir Castro (mais qui était peut-être, en réalité, missionné par Castro pour s’informer des tentatives contre sa vie).
Il fut convenu entre Helms et Fitzgerald que ce dernier « se présenterait comme représentant personnel de l’Attorney General Robert Kennedy, » mais qu’« il n’était pas nécessaire d’obtenir l’accord de Robert Kennedy pour que Fitzgerald parle en son nom (2) ».
Cette confession de Helms devant la Commission Church illustre encore le détournement du principe de « déni plausible » dans le but, non pas de protéger le gouvernement en cas d’échec, mais au contraire de le compromettre en cas d’échec.
Après avoir longtemps fait courir la rumeur que les plans d’assassinat de Castro avaient été ordonnés par Robert Kennedy, et insinué que ce dernier était de ce fait responsable de la mort de son frère lorsque ces plans s’étaient retournés contre les Kennedy en 1963 (théorie du choc-en-retour, backfire), Helms fut forcé d’admettre devant la Commission Church qu’il n’avait jamais reçu l’accord de Robert, mais qu’il avait simplement eu « le sentiment que Robert Kennedy ne serait pas mécontent si Castro disparaissait de la scène d’une manière ou d’une autre (3) ».
Une manipulation particulièrement sinistre eut lieu en avril 1963, lorsque Helms tenta d’utiliser un émissaire de paix du président pour empoisonner Castro.
En août 1962, les frères Kennedy envoyèrent à La Havane un jeune avocat du nom de James Donovan pour négocier la libération de 1113 prisonniers de la Baie des Cochons (en échange de 53 millions de dollars en nourriture, médicaments et équipements).
Donovan se rendit trois fois à Cuba et établit une relation amicale avec Castro, qui le convia à de longues
discussions nocturnes, des matchs de baseball et des parties de pêche.
Donovan était souvent accompagné par John Nolan, un autre avocat fidèle aux Kennedy. Pour leur dernier voyage à Cuba en avril 1963, Helms s’arrangea pour que Donovan et Nolan emportent, en guise de cadeau destiné à Castro, amateur de plongée sous-marine, une combinaison contaminée par les soins du docteur Gottlieb avec des champignons susceptibles de causer une maladie chronique de la peau.
Les émissaires de Kennedy n’apprirent qu’en 1975, par la presse relayant les découvertes de la Commission
Church, que la CIA avait tenté ainsi de leur faire commettre un assassinat politique à leur insu (4).
Parallèlement, les groupes armés d’exilés cubains encadrés par la CIA cherchaient à envenimer les relations entre les États-Unis et le gouvernement de Castro.
Le plus actif de ces groupes, Alpha 66, dirigé par Antonio Veciana et supervisé par David Atlee Phillips, avait entrepris dès octobre 1962 des raids contre les côtes cubaines qui firent des dizaines de morts.
Le 19 mars 1963, Alpha 66 se vanta d’avoir attaqué un navire russe près des côtes cubaines, avec pour but,
expliquera Veciana, « d’embarrasser publiquement Kennedy et le forcer à affronter Castro (5) » (Veciana déclarera en 1976 au HSCA avoir vu Oswald en compagnie de David Atlee Phillips, et recevra une balle dans la tête en 1979) (6).
Antonio Veciana, à gauche (1928- …). Fondateur d’Alpha 66. Il survécut en 1979 à une tentative d’assassinat
Kennedy réagit en ordonnant aux garde-côtes de Floride d’arraisonner les embarcations suspectes et de les confisquer. Il réduisit également les subventions du Cuban Revolutionary Council, qui passèrent de deux millions à moins d’un million.
Le chef du Council, Jose Miro Cardona, démissionna en protestant dans le New York Times que « le gouvernement était en train de saborder la lutte pour Cuba (7) ».
Dans cette affaire encore, la communauté des exilés cubains se comporte comme une puissance étrangère cherchant à créer un incident pour attirer les États-Unis dans une guerre pour leur propre compte, avec
le soutien d’une partie de l’État profond oeuvrant contre son propre gouvernement élu.
Pendant ce temps, Kennedy cherchait à rétablir un lien diplomatique avec Castro, tout en restant discret dans le climat d’anticommunisme paranoïaque dominant. Il profita de ses relations parmi les journalistes, une profession qu’il avait pratiquée avant d’entrer en politique.
Il fit demander à Lisa Howard, une animatrice de télévision qui venait d’interviewer Fidel Castro et s’était liée d’amitié avec Che Guevara, d’organiser une rencontre discrète entre Carlos Lechuga, l’ambassadeur cubain aux Nations Unies, et William Attwood, un ancien journaliste ayant rencontré Castro en 1959, que
Kennedy avait nommé aux Nations Unies.
Cette première réunion informelle chez Howard le 23 septembre 1963 déboucha sur le projet d’une rencontre entre Attwood et Castro à Cuba. Le projet sera avorté par la mort de Kennedy (8).
Lisa Howard, cependant, maintint ses contacts avec Castro et, en décembre 1964, s’entretint encore longuement avec Guevara aux Nations Unies.
Elle fut renvoyée de la chaîne ABC News et mourut à 33 ans, le 4 juillet 1965, officiellement de suicide par ingestion de cent comprimés de phénobarbital.
Peu avant, Gordon Chase, son contact à la CIA, demandait dans un mémorandum classé top-secret qu’on « élimine Lisa de toute participation directe » aux relations avec Cuba (9).
Che Guevara avait fait le premier pas vers l’administration Kennedy, en provoquant, quatre mois après la Baie des Cochons, une rencontre secrète à Montevideo (Uruguay) avec Dick Goodwin, l’un des assistants les plus progressistes de Kennedy.
Le rapport qu’en transmit Goodwin à Kennedy (avec, de la part de Guevara, une boîte des meilleurs cigares
havanais), fut le début d’une fascination de Kennedy pour le Che et pour Fidel, en qui il voyait deux intellectuels épris comme lui de justice sociale, mais égarés sur un mauvais chemin.
C’était aussi l’opinion de Guevara et Castro, qui saluaient l’initiative du programme d’aide économique
Alliance for Progress lancé par Kennedy pour « briser les chaînes de la pauvreté » en Amérique latine, tout en le considérant comme voué à l’échec tant que les dictatures n’étaient pas renversées (10).
Pour approcher discrètement Castro, Kennedy fit aussi appel au Français Jean Daniel, reporter à L’Express.
Apprenant qu’il devait se rendre à Cuba pour interviewer Castro, le président l’invita préalablement à la Maison Blanche le 24 octobre pour lui demander d’être son messager informel auprès de Castro.
Dans son message, se souvient Daniel dans son article pour The New Republic (partiellement traduit dans L’Express), Kennedy exprimait non seulement son désir de rapprochement, mais aussi son empathie pour le
peuple de Cuba :
« Je pense qu’il n’y a pas un pays au monde, y compris dans toutes les régions d’Afrique, y compris dans n’importe quel pays sous domination coloniale, où la colonisation économique, l’humiliation et l’exploitation ont été pires que celles qui sévirent à Cuba, du fait de la politique de mon pays, pendant le régime de Batista […]
J’irai même plus loin : dans une certaine mesure, c’est un peu comme si Batista était l’incarnation d’un certain nombre de péchés de la part des États-Unis. Maintenant, nous devons payer pour ces péchés (11). »
Tandis que Daniel attendait à Cuba que Castro daigne lui accorder une entrevue, Kennedy envoya à ce dernier un message indirect le 18 novembre 1963, en déclarant, dans un discours à l’Inter-American Press
Association à Miami, être prêt « à travailler avec le peuple cubain à la poursuite de ces progrès qui, il y a quelques années, suscitèrent l’espoir de ce peuple et de nombreuses sympathies dans l’hémisphère Nord (12) ».
Le lendemain 19 novembre à dix heures du soir, Castro fit irruption dans la chambre d’hôtel de Daniel, pour une entrevue qui se prolongea jusqu’à quatre heures du matin.
Fidel Castro lors d’un meeting avec Khrouchtchev au Kremlin en 1963
Castro répondit avec enthousiasme au message de sympathie de Kennedy :
« Il a gardé encore toutes les possibilités de devenir, aux yeux de l’Histoire, le plus grand président des États-Unis : celui qui comprendrait enfin qu’il peut y avoir une coexistence entre capitalistes et socialistes, même dans les Amériques. »
Daniel déjeunait avec Castro lorsque leur parvint la nouvelle de l’assassinat. « Tout est changé, » commenta Castro, effondré.
« Vous allez voir, je les connais, ils vont essayer de me mettre ça sur le dos (13). »
En effet, la radio annonça bientôt que le coupable était un « marxiste pro-Castro ». À la lumière de tous les éléments aujourd’hui disponibles, le verdict des meilleurs auteurs récents, tels David Talbot et James Douglass, est que l’assassinat de Kennedy fut un coup d’État masqué, voulu par un clan de généraux et exécuté par la CIA, avec la coopération active d’exilés cubains.
Pour son engagement en faveur de la détente et du désarmement et pour son obstination à avancer sur la voie de la diplomatie et du dialogue avec Khrouchtchev et Castro, Kennedy a été perçu par le noyau dur des faucons, non seulement comme un maillon faible de la chaîne de commandement, mais comme un traître pactisant avec l’ennemi.
Peu importe qui a tiré sur Dealey Plaza : la CIA avait l’embarras du choix pour les tueurs à gages, surtout parmi les exilés cubains qui estimaient que les États-Unis avaient envers eux une « dette de sang » depuis la Baie des Cochons.
Pour ce qui est des cerveaux de l’assassinat, Richard Helms – ce « gentleman planificateur d’assassinats », comme le définit son biographe Thomas Powers (14) – est le premier suspect, selon la journaliste brésilienne Claudia Furiati (ZR Rifle : The Plot to Kill Kennedy and Castro, 1994).
Mais Allen Dulles, son mentor, n’est pas loin derrière, d’autant que le cover-up de la Commission Warren est son oeuvre.
Des soupçons pèsent naturellement aussi sur les deux autres cadres exclus de la CIA par Kennedy après la Baie des Cochons : Richard Bissell et Charles Cabell.
De gauche à droite : Allen Dules, Richard Bissel, Kennedy et Charles Cabell
On retiendra que le frère du second, Earl Cabell, était maire de Dallas et a pu à ce titre faciliter le guet-apens contre Kennedy. La CIA avait non seulement un mobile, mais les moyens de l’assassinat : les coups d’État et les assassinats politiques sont sa spécialité.
Il n’est pas anodin qu’un mois précisément après l’assassinat de Kennedy, le 22 décembre 1963, l’ancien
président Harry Truman fit paraître dans le Washington Post un éditorial intitulé :
« Les États-Unis devraient limiter la CIA au Renseignement », où il affirmait l’urgence « d’examiner à nouveau le but et les opérations de notre CIA. […] Il y a des questions difficiles auxquelles il faut maintenant répondre. »
« Cela fait quelque temps que je suis perturbé par la manière dont la CIA a été détournée de sa mission originelle. Elle est devenue un bras opérationnel du gouvernement, et dans certains cas détermine la politique. […] Je n’ai jamais pensé en créant la CIA qu’elle serait impliquée dans des opérations troubles et clandestines en temps de paix », au point d’être devenue à travers le monde « un symbole d’intrigues sinistres et mystérieuses (15) ».
Truman et Kennedy lors d’une visite à la Maison Blanche en 1961
Ce texte aux accents de mea culpa ne parut que dans l’édition du matin, et avait disparu des éditions
suivantes. Aucun autre journal ne le commenta.
Ce silence ne fait que confirmer le caractère explosif de ce message, qui compte tenu du moment choisi, ne peut être lu que comme une mise en cause implicite de la CIA dans l’assassinat de Kennedy.
Comme l’a dit l’auteur Ray Marcus :
« Si ce n’était pas ce qu’il [Truman] voulait dire, alors je ne peux imaginer qu’il l’ait écrit et publié, sachant que ce serait interprété de cette manière (16). »
Source : Extraits de « JFK/11 Septembre – 50 ans de manipulations » de Laurent Guyénot
A lire également sur stopmensonges :
1. Church Committee, Alleged Assassination Plots Involving Foreign Leaders, 1975, www.archive.org/stream/allegedassassina00unit#page/n7/mode/2up, p. 150.
2. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 252.
3. Talbot, Brothers, op. cit., p. 111.
4. Talbot, Brothers, op. cit., p. 114-8.
5. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 342.
6. Spartacus Educational, www.spartacus.schoolnet.co.uk/JFKveciana.htm
7. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 58.
8. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 70.
9. National Security Archive, www.gwu.edu/%7Ensarchiv/NSAEBB/NSAEBB103/
10. Talbot, Brothers, op. cit., p. 55-6.
11. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 73.
12. Douglass, JFK and the Unspeakable, op. cit., p. 251.
13. Jean Daniel, « Avec Castro à l’heure du crime », L’Express, 28 novembre 1963.
14. Thomas Powers, The Man who Kept the Secrets : Richard Helms and the CIA, Random House, 1979.
15. « Harry Truman Writes : Limit CIA role to Intelligence », cité dans Mark Lane, Last Word : My Indictment of the CIA in the Murder of JFK, Skyhorse Publishing, 2011, p. 246.
16. Cité par Janney, Mary’s Mosaic, op. cit., p. 253.