Diana Filippova « travaille » pour la communauté collaborative OuiShare. Fatiguée, comme beaucoup, de la morale travailliste incessante, qui n’est pourtant plus en phase avec l’état des technologies et la réalité de l’activité, elle vient à s’exprimer sur la valeur travail dans une lettre ouverte aux élus, dirigeants, syndicats, philosophes, économistes et les autres…
« Voici venu le temps des contradictions. Entre les discours sur le travail que vous – élus, dirigeants, syndicats, prétendants au pouvoir – proférez et les preuves objectives, un gouffre s’est creusé. Les tâches les plus variées nous échappent chaque jour au profit des machines, et pourtant vous érigez encore l’emploi en garant de tous nos droits – santé, vieillesse, citoyenneté – et de notre bonheur.
Vous affirmez que le travail est la voie de conquête de notre liberté et de notre indépendance. Nous constatons que les conditions du travail s’améliorent uniquement pour une mince couche de super héros.
Vous expliquez que notre graal est le CDI garanti à vie, adossé à un salaire décent et à un prêt immobilier. Nous cherchons en vain autour de nous les quelques survivants de ce paradis perdu du siècle dernier.
Vous dites que le travail est la clef de notre épanouissement et du vivre-ensemble. Nous ne parvenons pas à trouver le moindre signe de bonheur dans l’enchaînement des tâches répétitives, la pression hiérarchique et l’insécurité psychologique latente.
Vous dégainez la méritocratie et le niveau de diplôme pour justifier des inégalités sur le marché du travail. Nous nous efforçons à trouver une corrélation dans nos vies et celles des autres : sans succès.
Laissez-moi vous le dire crûment : vous ressemblez de plus en plus à des professeurs de morale, qui espèrent cacher la vacuité de leur pensée par l’invocation quotidienne des grands principes de l’humanisme. Aux citoyens, aux employés, au peuple, vous n’avez d’autre vision à offrir que ce plus petit dénominateur que vous avez en commun : la valeur travail.
Une valeur morale au travail ?
Nous ne sommes ni n’avons jamais été dupes de votre rhétorique supposément éthique. Si le peuple a jamais attribué une quelconque valeur morale au travail, c’est qu’il en tirait un profit pécuniaire et des avantages bien réels.
Durant les deux siècles derniers, l’entreprise individuelle et l’emploi salarié ont été deux modalités plutôt efficaces pour franchir quelques barreaux de l’échelle sociale. Nous étions bien conscients, au fond, qu’en signant ce CDI, nous renoncions à une grande partie des fruits de notre travail, mais la promesse des protections sociales diverses et variées suffisait à dissiper nos quelques doutes.
Les femmes avaient beau se plaindre que leur travail domestique en était un et qu’il n’était toujours pas reconnu comme tel malgré sa pénibilité, la grande majorité d’entre nous en avait plutôt pour son compte et ne l’ouvrait pas trop.
L’assimilation que vous faisiez entre travail, effort et emploi salarié nous semblait bien trop rapide, certes, mais tant qu’il y avait un salaire et des perspectives de devenir soi-même boss, on n’ergotait pas trop sur vos erreurs conceptuelles.
Travailler à tout prix
Aujourd’hui, votre discours a perdu le ton enjoué du siècle dernier et s’est teinté d’intonations culpabilisantes, moralisatrices, prescriptrices. Il faut travailler à tout prix, dites-vous, car l’effort mène au salut psychologique et social tandis que l’inactivité condamne notre société à l’assistanat permanent. Vous avez d’ailleurs pris soin de créer une distinction claire entre le bon élève – celui qui travaille même lorsque sa qualification n’a rien à voir avec le poste – et l’outsider-marginal qui doit pointer à Pôle Emploi tous les mois pour percevoir son maigre pécule.
Votre voix devient rauque lorsque vous nous rappelez publiquement que nous devons purger notre dette à l’égard de la société et de l’État – dette originelle dont nous avons hérité dès notre naissance. Vous vous indignez devant les courbes qui ne fléchissent pas et signez des pactes de responsabilité qui vous fournissent une poignée d’éléments de langage exploitables pendant quelques mois. Au fond, vous vous réjouissez de savoir que faire travailler les autres coûte de moins en moins cher tandis que ces autres produisent de plus en plus.
Votre jeu est vieux comme le monde et il est si simple d’y voir clair : la moralisation du travail est – et a toujours été – le meilleur instrument de contrôle physique, psychologique et social des hommes. Vous vantez l’effort dans la tradition judéo-chrétienne : l’effort soigne la paresse, détourne des tentations et enseigne l’humilité. L’érection du plein emploi en objectif millénaire vous permet de rationaliser le déséquilibre des rapports de force entre employeur et employé, tout en fournissant un formalisme juridique à l’aliénation des moyens de production.
L’emploi à repenser
L’étendue du champ couvert par le concept « travail » est ainsi réduite à son expression la plus simpliste : l’emploi comptabilisé par les statistiques nationales. Tout le reste – de la pratique des artistes aux corvées domestiques – n’en fait pas partie puisqu’il ne rentre pas dans l’une des cases prévues par l’INSEE, Pôle Emploi ou le Bureau International du Travail.
Arrêtez votre cinéma, car nous ne croyons plus à vos discours et vous dénions toute autorité morale. Nous avons la mémoire suffisamment longue pour nous méfier de toute prescription sociale qui érige le travail – arbeit, rabota (« travail » en allemand et en russe) – en norme morale universelle. L’emploi salarié s’en est allé et nous avons tout le loisir de repenser par nous-mêmes ce que le travail signifie réellement pour nous, et comment il s’insère dans les modèles de société que nous souhaitons bâtir.
Peut-être avons-nous un seul conseil à vous donner : laissez donc tomber la morale et préoccupez-vous plutôt de l’économie. À force de lui donner tour à tour les rôles les plus variés – du déterminant culturel à l’instrument de cohésion sociale – vous avez oublié son rôle premier de facteur de production.
Or, la valeur purement économique du travail n’a jamais autant stagné, ravivant des inégalités que les sociétés occidentales n’ont pas connues depuis le début du siècle dernier. Aujourd’hui, nous avons besoin de vous pour définir un système satisfaisant de valorisation de notre production. Car si le travail n’est pas notre seul salut, il est encore notre principal gagne-pain. »
Propos tenus par Diana Filippova, parus dans le numéro 4 de la revue Socialter. Source alternative : La Tribune
Article un peu ancien mais pas besoin de creuser beaucoup pour voir qui se cache derrière cette économie “collaborative ” ….. Diana Filippova que l’on retrouve avec son compère Antonin Léonard que l’on retrouve dans une agence de stratégie éditoriale travaillant pour Natixis, Le Club Med ou la Maif …..… Lire la suite »
Les machines ont été utilisées pour fabriquer plus vite et faciliter (au début) et remplacer les hommes …alors qu’elles n’auraient du servir qu’à fabriquer plus vite …et les hommes auraient du toucher leur salaire comme s’ils étaient présents puisque les machines leur prenaient le travail! Imaginez un peu un gamin… Lire la suite »
Enfin un discours qui ose remettre en question le dogme du travail = épanouissement = bonheur, qui va de pair avec gagner plus d’argent = consommer plus = bonheur. Toute notre société, notre modèle repose aujourd’hui sur cette illusion, dans un seul but asservir les populations, en usant du chômage… Lire la suite »
Le problème de départ est que les machines auraient dues être taxées autant que le travail des hommes qu’elles remplaçaient pour qu’on puisse arriver à une société de seulement quelques heures de travail par semaine (en fait, une activité volontaire choisie et effectuée en rotation par quelques personnes désireuses de… Lire la suite »
exactement bien vu! les gains de productivité sont tombées dans la poche des actionnaires, pas des salariés!…
En plus des machines, il faut ajouter le contexte des délocalisations, qui a permis aux industriels français de gonfler leurs marges.